Découvrez deux chapitres qui ont été « coupés au montage »…

 
 

CHAPITRE XVIII
Chiron

 
 
« Putain ! Quelle puanteur ! On va étouffer.

- Et on ne peut pas rester là à attendre.

- Une autre voie ?

- Pas à ma connaissance, il faut passer.

- Un petit nazi de vos amis pourrait aplanir le chemin et nous apporter des masques à gaz.

- Tu en pinces pour les nazis maintenant ?

- Je m’habitue, faut croire.

- Allez, go.

- Au moins, descendons lentement pour essayer de nous faire à l’odeur.

- Mets un bout de ton pull devant ta bouche, pince ton nez, et avance. »

Ils cheminaient malgré une double difficulté ; sans cesse sous leurs pieds s’ébranlait quelque pierre. Dans un éboulis, un amas de cailloux s’affaissa sous leur poids, s’il avait glissé, ils auraient pu être roulés et ensevelis par les avalanches qu’ils déclenchaient systématiquement en dessous d’eux. Un sentier en corniche les contraignit à progresser collés à la paroi le souffle coupé et ils terminèrent la désescalade à quatre pattes et à reculons. Toutes ces difficultés les avaient occupés au point qu’ils en avaient oublié l’exhalaison chaude et poisseuse qui leur laissait en bouche un goût de métal brûlé.

Le ravin s’éclaircit et ils constatèrent qu’à partir de ce niveau, de grandes marches taillées dans le rocher leur faciliteraient la descente. Sur l’une d’elles en forme de promontoire se tenait un monstre qui leur tournait le dos.

« Ho ! Il est sourd ?

- On va le savoir.

- Comment ?

– Hé ! Minotaure ! »

Comme Henri le hélait, il se retourna lentement.

Sur les épaules d’un homme trapu et noueux à la peau noire comme le jais était juché un mufle bavant de taureau de combat aux longues cornes brunes très effilées. Il se tenait maintenant campé les mains sur les hanches et les attendait sans manifester la moindre agressivité. Il ne paraissait pas étonné non plus si tant est qu’on eût pu déchiffrer une expression sur ce masque tragique. Ils descendirent calmement les marches qui les séparaient de la bête pour se porter à sa hauteur. Ils ne parvenaient pas à le quitter des yeux et Mô trébucha. Henri le retint par le bras, ils stoppèrent, attentifs…

De ses yeux bovins, il les détaillait, plus étonné que belliqueux.

« Qu’est ce qu’il fout là, le mythologique ?

- Le livre ne lui donne pas de fonction précise, mais vu sa position, on dirait qu’il garde le chemin montant. »

Il bougea lorsqu’il les entendit parler et avec ce qui pouvait passer pour un sourire, les invita du bras à regarder plus bas et probablement à descendre.

On distinguait vaguement un lac en arc de cercle qui occupait le fond de la vallée, comme un lac de montagne mais rouge, bouillonnant, environné de vapeurs et de silhouettes quadrupèdes.

« Des frangins à lui ?

- Des cousins si je me souviens. »

Des centaures, mâles et femelles, armés d’arcs et de flèches, s’agitaient en tous sens sans se préoccuper d’eux, affairés qu’ils étaient à transpercer les damnés immergés dans un réservoir de sang brûlant qui essayaient de s’extraire du supplice et replongeaient criblés de dards. L’habileté des tireurs était remarquable et leur aspect magnifique : Henri leur arrivait à grand peine au garrot où l’homme dans le monstre au cheval se confond. Il admirait leur allure et leur joie primaire à faire des cartons sur tout ce qui dépassait du magma plasmique. Mô avait, lui, plus d’empathie pour les victimes.

« Qui sont ces malheureux qui vous servent de cible et qu’ont-ils fait ?

- Ne te mêle pas de ça, ce n’est pas notre affaire.

- Je veux savoir, juste comprendre, pas changer l’ordre des choses. »

L’archer le plus proche daigna répondre :

« Les violents.

- Violents vous l’êtes aussi.

- Sans nous, ces misérables auraient tôt fait de s’enfuir. C’est notre mission, il y a un ordre et nous sommes relevés tous les jours. Il y a même une équipe nyctalope de garde, la nuit. Le lac est bondé, ils en profitent pour se grimper dessus, ils font des pyramides au fond et ils se battent pour escalader les autres et émerger, tenez… »

Dans un pré adjacent et autour d’une source, une troupe d’équins ripaillaient ou dormaient ; certains, les moins nombreux, s’entraînaient sur des cibles de paille.

Les deux hommes assoiffés y coururent pour boire et s’approchant d’une table se servirent des fruits et des légumes crus qui se trouvaient là.

« Les diables ne sont pas censés avoir besoin de manger…

- Eux ne sont pas des diables, Mô.

- Ils font office pourtant.

- Il semblerait.

- Et le minotaure ?

- Quoi le minotaure ?

- Il mange ?

- Regarde mieux.

- Les balles de foin ?

- Sûrement. »

Abreuvés, restaurés et les bras chargés, ils revinrent vers les centaures et le jeu de massacre qui se jouait là.

Un tireur les interpella :

« Je peux avoir une pomme ou une carotte ?

- Vos congénères pourraient vous nourrir un peu.

- On mange et on se repose à la relève, pas pendant le service. »

Ils le fournirent. Voyant cela, deux autres quittèrent leur poste et ce qui devait arriver…

Deux damnés parvinrent à s’extraire de la lave sanguine et sautant sur la rive, se jetèrent sous une pluie de flèches dans l’escalier cyclopéen. Ils avaient bien vu le monstre de garde mais ils pensaient avoir une chance, sur deux. Mal leur en prit, le taureau avait des cornes jumelles et les embrocha, l’un à droite et l’autre à gauche. Pendant cette diversion, trois réussirent à s’échapper dans l’autre sens, vers le bas de la vallée. Mô, ravi, se tenait quoi pour ne pas attirer l’attention sur la bonne évasion et ce fut Henri qui pour une fois posa la question :

«  Et les trois autres qui se barrent ? Vous ne faites rien ?

- Pas besoin, dans le sens où ils sont partis, ils vont rencontrer bien pire et revenir.

- Pire !

- Vous êtes passés par la porte et vous avez lu l’inscription : Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance…

- On a lu les deux inscriptions.

- Deux inscriptions au dessus de la porte ?

- Deux inscriptions et deux portes.

- Il n’y en a qu’une.

- Laisse tomber Mô ; tu les perturbes pour rien.

- J’ai pas l’impression. »

Les archers reprirent leur poste et le fléchage pendant que le minotaure, cornes levées, ramenait les dépouilles pantelantes et d’un coup de col les rejetait dans le bouillon. Ensuite seulement, il reprit son poste sur le palier rocheux.

« Centaure…

- Chiron, je commande ici.

- Chiron, nous devons absolument continuer notre voyage. Dis-nous : comment traverse-t-on ce lac sans y tomber ?

- Sans tomber… Hé bien ! Nessus ! De ton pied sûr, hors de cette contrée tu conduis leur voyage. »

Longtemps, escortés de Nessus, ils suivirent la rive et le niveau de sang déclinait peu à peu ; des touffes de cheveux, des calottes crâniennes, des têtes cramoisies apparurent en surface. Les archers s’y montraient moins nombreux, se contentant de les tenir en joue et de leur décocher une flèche, de temps en temps.

Il les mena ainsi auprès d’une cascade et les quitta sans un mot, le fracas assourdissant qui montait de l’abîme rendait vain les adieux.

En mugissant, d’une seule masse, le fleuve ensanglanté se jetait dans un gouffre et ils restèrent seuls, bras ballants, à s’interroger sur la suite. Ils pouvaient escalader les parois, toutes deux vertigineuses, ou se jeter les pieds devant dans les abysses qu’ils entendaient gronder en contrebas.

«  Et là, vous avez prévu une sortie ou on remonte ?

- Pas question de remonter, on attend.

- On attend quoi ?

- Tiens, ça par exemple. »