« J’ai rêvé cette nuit, Mô…
– De l’épave ? De Lysippe ?
– Pas tes rêves à toi. Là, j’aurais préféré. J’étais nue au bout d’une passerelle de bois noirs, au bord des marécages de l’Achéron, à la frontière du royaume des morts et ça ressemblait à l’étang de Thau et au village des cabanes de parqueurs, mais en ruines et brûlées, toutes fumantes, tout très vieux… Le soleil et le ciel étaient voilés rouge, les eaux blanches et les algues du bord, en tas, grises et sales, sentaient le chou pourri.
– Un rêve prémonitoire ça s’appelle…
– Attends et écoute la suite : Le nautonier s’approcha lentement à la voile, noire sur une barque noire. Il avait le visage brique et un sourire rempli de dents gâtées. Il retroussait son froc pour me montrer sa nouille. J’étais perdue de peur et j’avais le dégoût, et pourtant j’ai sauté dans cette soupe chaude avec l’intention de gagner l’autre rive à la nage pour lui échapper. Charon le dégueulasse me suivait de loin en mangeant un hamburger qu’il trempait dans l’eau de temps en temps. Je nageais et le liquide me portait au début mais les lianes marines se sont collées à mes jambes pour me ralentir, elles m’ont ligotée, attirée au fond. Je portais un poignard, une sorte de glaive très beau mais lourd et pas pratique, pointu mais pas coupant. J’aurais dû escalader la barque et poignarder le nautonier. À la place, j’ai essayé de couper les algues avec, ça marchait pas… Je l’ai perdu. J’ai plongé comme toi. J’ai cherché dans la soupe avec mes doigts et je savais c’était grave. J’ai pas pu remonter. J’étais collée au fond et je me suis noyée. Noyée ! Tu y crois, Mô ? Tu dis que c’est un prémonitoire, ce cauchemar ?
– Non ! Il est grotesque ton rêve. Et puis… Charon, tu dis ? D’habitude, il est après moi.
– Tu le connais ?
– Je crois. Il m’arrive de me souvenir de l’avoir croisé et de l’avoir roulé dans la farine, il y a longtemps…
– En rêve ou dans la vie vraie ?
– Va savoir. Je n’en suis pas très sûr, délire, mémoire…
– Et il t’en veut ?
– Ça se pourrait… Évite quand même de te baigner à l’étang aujourd’hui, ou de bouffer de la soupe au chou.
– Tu te moques de mon rêve et pourtant le tien on l’a vérifié, non ? Et je déteste le chou, c’est fort et c’est dégueulasse, le chou.
– Tu as décidé de jouer les Cassandre ?
– Méfie-toi au fond, Mô, c’est une mauvaise journée… »