Depuis toujours dans le secteur, tout le monde l’appelait Mô.
Pour le commun des villageois, il avait l’esprit dérangé, le ravi, un madur.
Ceux qui croyaient qu’il parlait seul dans son cabanon se trompaient, il dialoguait tête à tête avec l’araignée qu’il avait au plafond : une épeire diadème tigrée jaune et noire, sa confidente.
Il vivait dans un Tabarka mythique.
Au premier coup d’œil, assommé de soleil et saoulé de ciel bleu électrique, c’était pimpant, typicos, une vraie carte postale.
Trop bleu pour être vrai, lui connaissait l’envers de ce décor.
La vieille jetée de blocs de pierre en vrac enserrait de ses bras malingres quelques barques de pêche pointues en bois peint écaillé, trois négofols, quelques sapinous à fond plat, quatre catalanes à moteur Bernard, plus ou moins cradingues et une demi-douzaine de bateaux de plaisance en plastique. Tout cela flottait tant bien que mal au-dessus des algues croupissantes dans les flaques moirées de mazout et tout cela sentait la pisse, la vieillesse aigre et la mort annoncée, déjà écrite sur le fond vaseux de l’étang asphyxié.
Et pourtant, c’était le bord où des marins grecs aventureux avaient pris pied dans le pays. Il y avait un bail, plus ou moins trois mille ans. Les eaux étaient montées, le paysage avait été bouleversé, mais les traces demeuraient. Par un mètre cinquante de fond, à cent pas du rivage, on pouvait rencontrer en ordre dispersé les gardiens du site : les blocs de pierre taillée de l’antique jetée gréco-romaine, oubliés des dieux et des hommes, quais perdus, submergés, en partie enlisés, recouverts d’un fauvisme mouvant d’algues brunes, rousses et jaunes.
Le paradis de son enfance d’ondin solitaire, passée à explorer ce petit univers noyé sous deux à trois mètres d’eau cristalline : le tour de la « Pyramide » et le « Chemin des Romains », des noms antiques pour ce récif surpeuplé. Du sable coquillier et des prairies marines entouraient des rochers recouverts d’huîtres collées, des tapis de moules, une faune fixée d’invertébrés multicolores, de grands bancs de poissons minuscules, et surtout des grappes d’hippocampes accrochées à ses doigts d’enfant, un micro-monde lagunaire en miraculeux équilibre. Un aquarium tropical ce coin-là, à une époque définitivement révolue pour cause d’écosystème épuisé. Avec ses dix ans, son maillot en laine tricotée, son masque de plongée qui lui englobait tout le visage et le tuba incorporé qui s’obstruait avec une balle de ping-pong, il se la jouait alors Vingt mille lieues sous les mers, recherchant obstinément le cimetière du Nautilus et les scaphandriers du capitaine Nemo, jusqu’à ce que le froid ressenti l’oblige à sortir de l’eau grelottant et les lèvres violettes et à se sécher en se collant cul-nu sur un rocher plat, brûlant de soleil.
On n’abandonne pas son paradis. Mô avait toujours vécu là sur le milieu marin comme une salicorne des rivages et il s’était enraciné, disposant et habitant l’ultime baraque du port des pescaïres paures, le ghetto des pêcheurs fauchés, le dernier barracot du petit port de pêche de Tabarka.
Pendant deux millénaires, cette caste d’intouchables demeura hors les murs, loin des remparts, accrochée sur le rivage de tous les dangers. Une tribu de sauvages hors normes et le plus souvent hors la loi dans une favela à risque, brûlée, dévastée et reconstruite obstinément après chaque invasion. Au fil des siècles, décimés ou récupérés, ces indiens-là avaient disparu.
Mô était le dernier des Mohicans et hantait le quartier.