Dis, Mô, on va voir l’étrange cyprès, l’épée des Wisigoths et le cercueil de granit ? On va pas se laisser impressionner, si ? Il faut savoir…

— C’est moi qui raconte. Le jour, pas de zombies ou de feux follets, alors demain, si vous êtes chiche, on va faire un tour dans le marais, tous ensemble sur notre radeau.
— Chiche ! Qui vient ?
— Sarah, Nadia, Pierre, Paul, Roger, Pronto, Alegria et moi, tous !
— Et on en profite pour chercher l’épée du Wisigoth que tu nous as racontée hier à la pause.
— L’épée, on va en avoir besoin ; il faudrait trouver l’île et la chapelle de Saint-Pierre de Fabricolis, je sais qu’elle existe mais je l’ai jamais vue, je l’ai lu.

sous-leau-du-marais

Les rayons du soleil qui nous brûlaient et que nous subissions sans un souffle d’air, étouffés dans les interminables rangées de vigne, se contentaient d’effleurer en douceur le marais. Le Bagnas, un havre pour les oiseaux, indigènes et migrateurs, mélangés en utopie volatile, une étape réparatrice avant le départ pour l’hivernage africain.

Dès le rivage, nos coeurs se sont allégés, nos mouvements étaient plus libres et plus faciles. Nous avons décollé du bord sur un radeau de fortune, carré, une palette plate-forme portée par des bidons vides d’huile de moteur, pas cloués mais ficelés, étanches. Pour se propulser, des perches de peuplier, navigation façon gondoliers, et ça progressait bien, un mètre de fond, cinquante centimètres de tirant d’eau, tantôt verte, tantôt jaune ou brune, sous un ciel plombé. Pas de vent, pas de courant, nous glissions silencieux sur l’étang envasé, d’îlot en îlot, dans le labyrinthe des roseaux. La grâce était sur nous et nous abordions ce monde avec précaution et respect. Ici seulement, nous posions notre regard à la bonne hauteur, la bonne distance, entre eau et nuages, droit devant. La présence tangible des animaux dissimulés était intimidante, alors, pour une fois, nous nous taisions en retenant notre souffle. Mutisme et silence étaient la règle. Nous ouvrions grands nos yeux, nos oreilles et nos coeurs à la sauvagerie du monde. À l’échelle de nos vies, ce marais ponctué d’îles mouvantes et de bancs de vase figurait une jungle profonde, cloisonnée de centaines de canaux, de tunnels de feuillage et de bras morts.
Quand nous eûmes perdu le bord de vue, des ritournelles se firent entendre, cela nous rassura un peu et nous cessâmes de nous retourner à tout bout de champ ; à mesure que nous avancions, des cris et des chants plus graves, profonds, se joignirent à l’orchestre ailé jusqu’à devenir cacophonie. Écrasés de verdure et de ciel et dévorés de moustiques, nous recherchions l’Eldorado : Saint-Pierre de Fabricolis, une chapelle paléochrétienne érigée sur un tumulus de limon, une minuscule église des origines, étouffée d’osiers, perdue dans une reculée de l’espace-temps. Ceux qui étaient tombés dessus par hasard, de rares gardes-chasse ou braconniers, peu loquaces et indifférents aux vieilles pierres, trappeurs lacustres uniquement obsédés de solitude et de gibier, n’avaient jamais divulgué le secret. Des rumeurs mentionnaient un étrange cyprès et un cercueil de granit.
Perpétuellement en manque de décryptages, j’avais coutume de lire le journal local de la première à la dernière page quand je réussissais à me le procurer et j’avais relevé un article archéologique relatant la découverte d’une épée wisigothique et d’une boucle de ceinturon en bronze sur le territoire de la commune. Sans localisation précise, quelques indices m’orientèrent sur le marais. J’avais fantasmé comme un malade et communiqué, par le biais de mes histoires, ma fièvre exploratrice aux copains.
Nous semblions errer…

croixcroix Et le berger… croixcroixcroixcroixcroixcroixTu nous as pas dit pour le berger…

Le berger… Il vit sur une île, il a un troupeau autour de lui qui le protège, des moutons, des brebis, des béliers, des agneaux, et un chien… Il est seul sur son île… seul avec ses sentinelles… et il attend la Meneuse…

maison

— La nuit, quand elle chasse, lui, il est sur son île.
— Elle suce le sang de ses bêtes ? C’est pour ça qu’il lui en veut ?
— Tout le monde lui en veut.
— Pourquoi, Mô ? Parce qu’elle est la Meneuse ?
— C’est plus compliqué que ça… Non.
— Alors pourquoi ?
— Justement, je cherche ; cette dame de fer est un mystère, on va creuser le mystère. Pour pénétrer dans l’île, il y a un seul pont et le Berger a protégé ce pont avec des sorts, de la magie noire de nécromancien.
— Comment tu sais ?
— J’ai vu les sentinelles qu’il a placées.
— Aristide ?
— Pauvre Aristide, la nuit, il rêve. Dès que le soleil se couche, il est fatigué, il faut qu’il dorme ; c’est pas une créature de la nuit, un géant, c’est comme un bébé. Les géants ont besoin du soleil le jour et de beaucoup de sommeil la nuit pour grandir encore et avoir la force.
— Alors, si c’est pas son Aristide, les sentinelles du vieux ?
— Des crânes de morts sur des pieux, plantés aux quatre coins du pont et aux bons endroits, les portes et les points où elle pourrait aborder.
— Parce qu’elle nage ?
— Elle flotte dans le brouillard.
— Où il les a trouvés, le vieux, les crânes de morts ? Dans les cimetières ?
— C’est quoi exactement ? Je les vois pas moi tes crânes de morts.
— Des têtes de squelettes.
— Pourquoi pas des squelettes entiers ?
— La tête seule c’est mieux, une fois que tu l’as clouée ou que tu l’as plantée sur une pique, elle peut pas s’échapper, pas de bras, pas de jambes, elle est obligée de rester là et de faire tout ce que tu lui demandes en protection.
— On y va ?
— Cap ?
— Pas cap !
— Moi, j’ai pas la trouille, et j’y vais.
— Malinasse !
— Je veux voir les moutons, les brebis, les agneaux…
— Et le chien ?
— Aussi sourd que le vieux et il dort avec lui : tel maître, tel chien. Et tu verras rien de nuit, les bergers dorment toujours avec leurs bêtes autour, c’est dans tous les livres.
— Tu nous inventes une nouvelle histoire avec le berger ?
— Peut-être.
— Sûr que tu inventes tout.
— J’invente rien. Je devine.
— Mô, le roi des devineurs qui va finir par nous mettre dans la merde avec ses histoires !