La même silhouette, un géant de deux mètres et quelques, enveloppé dans un caban à ses mesures. Au fur et à mesure de son avancée, des détails m’apparaissaient : il avait mûri, s’était affiné de corps et de visage, des cheveux courts en brosse et une barbe de trois jours, il ne se rasait plus la tête et était chaussé de bottes brunes massives, mon éléphant.
Il s’est planté devant la vitre et m’a souri, le même sourire, large comme une tranche de pastèque et les mêmes yeux de porcelaine bleue.
J’ai réalisé combien il m’avait manqué et je suis sorti pieds nus. On s’est embrassé sur le pas de la porte, muets et graves, émus dans ce temps suspendu. Dans ses bras, j’étais toujours perdu, fluet, désarmé…
Il a baissé la tête pour passer le seuil, il est entré et a posé son sac, s’est assis en tailleur à même le sol près du foyer, a tendu ses mains aux flammes.
Ses yeux furetaient aux quatre coins de l’unique pièce, renouant avec la permanence tout en quêtant les changements.
« Mon chat, Lapin ?
— Vingt ans que tu es parti, Aristide. À ton avis ?
— Alors, il est mort. Quoi ?
— De vieillesse.
— Bon. »
J’appréhendais une autre question. Il ne me la posa pas ce jour-là ; elle devait pourtant lui brûler les lèvres…
S’étant réchauffé, il a posé son caban plié à l’envers sur le dossier d’une chaise, sa chaise, la plus solide des trois, et s’est assis à table. Il portait un jean neuf, une chemise grise et le tout bien coupé à sa taille.
« La classe, Aristide !
— J’ai appris beaucoup et à m’habiller. J’ai trouvé à Barcelone dans le Gotico une boutique pour les gros et les balèzes… Et les bottes, tu les vois, c’est un grand pompier qui me les a vendues sur le rastro.
— Tout ça a dû te coûter un bras ?
— Le rastro, c’est les puces, là-bas. C’est comme ça que ça s’appelle, et du coup, c’est pas cher… Et on gagne bien à la pêche aux thons.
— Bigre ! La pêche aux thons ! Dis-m’en plus.
— Je te dirai la matanza une autre fois. C’est pas jojo, tu sais, et faut pas être trop regardant quand on a besoin de gagner sa croûte.
— J’ai appris ça.
— Toi, tu brilles pas, Mô. Tu es de plus en plus froissé.
— Et à l’intérieur comme à l’extérieur. Tu me trouves fripé ?
— On sent, tu t’ennuies.
— Pas faux. »
Il avait changé, mûri, mais il avait su garder intacts son empathie et l’instinct enfantin qui lui tenait lieu de jugeote. J’étais ravi.
« Alors, raconte !
— Quoi ?
— Ta vie en mer, tes voyages, tes pêches miraculeuses et lucratives…
— Recommence pas à m’embrouiller des mots.
— Mais non. Vas-y ! »
J’ai remis deux ceps secs dans le feu.
« Je suis tout ouïe.
— Tu vois ! Encore ! Merde !
— Calme-toi.
— Y’a rien à boire dans ton gourbi ?
— Tu picoles maintenant ?
— Des fois, mais pas trop trop. Et pas en mer, à l’escale…
— Et ici, ça serait une escale ?
— Sais pas encore.
— Qu’est-ce qui te ferait plaisir ?
— Le vin blanc qu’on buvait, jamais bu un meilleur.
— Ah ! J’ai un fond de rhum. Les vaches sont maigres, mon grand.
— Et du café ?
— On peut en faire.
— Alors, fais-moi un petit bossu.
— Un quoi ?
— Un bossu, un café bien sucré, fort, avec du rhum justement.
— D’accord. Ça nous réchauffera. »
J’ai fait chauffer de l’eau, préparé la cafetière, le café moulu dans la chaussette. Il a sorti deux bols et le bocal de sucre du buffet bas.
« En attendant qu’il passe, raconte.
— Bon. Du début, alors ?
— Du début.
— Alors, si tu te rappelles, tu m’as abandonné au fin fond de la pleine mer qu’on savait pas où était la côte, sur cette épave pourrie dans la vase molle, entortillée des grands filets où on voyait rien…
— Ça, je sais, et crois-moi, je le regrette. Si c’était à refaire…
— Peut-être.
— Sûr.
— Bon. À la fin, quand je suis remonté sans air, y’avait plus personne.
— Je me suis trompé sur toi, c’est tragique, je te croyais coupable. Tout est parti de là et je m’en veux encore. Alors ?
— Alors, comme tu m’avais abandonné, j’ai nagé un moment mais y’avait du courant qui me tirait au large. Pas la peine d’insister comme tu disais. J’ai largué le bloc vide et la ceinture de plombs et j’ai dérivé, longtemps, des heures et des heures. En plein milieu de la nuit et de la mer, des lumières, j’ai crié et un chalutier m’a ramassé balloté par les vagues. Je sais pas comment y z’ont fait pour me voir, je bougeais plus et dans ma tête j’étais mort, et eux, ils se sont occupés à me réchauffer. Ils couraient partout. Ils m’ont donné des habits secs, une couverture, à boire et à manger.
— La solidarité des gens de mer…
— Comme tu dis, et des pêcheurs. Ils m’ont gardé et ils m’ont appris à pêcher au filet avec eux. Tu sais, le premier jour, ils m’ont dit un truc d’un Chinois, comme quoi, si tu donnes un poisson à un homme, tu le nourris juste pour un jour, et si tu veux nourrir un homme pour toute sa vie, tu lui apprends à pêcher…
— C’est le philosophe Lao Tseu qui aurait écrit ça, il y a plus ou moins deux mille ans.
— Comment tu dis qu’y s’appelle, le Chinois de deux mille ans ?
— Lao Tseu, et c’est avec moi que tu as commencé à pêcher.
— À plonger, et tu sais toujours tout sur tout, toi, avec tes bouquins.
— Quelques trucs, pas toujours utiles… Et après ?
— Après, je voulais partir plus loin, pour oublier et voir du pays, alors ils m’ont trouvé la place sur le thonier. Eux, ils ont dit que j’avais de la force, que j’étais un bon marin, sérieux et tout, et là je gagnais bien. J’ai pêché des années longtemps sur leur bateau et on en a tellement massacré des thons avec tous les thoniers de la Méditerranée qu’ils ont dit qu’il en restait plus assez, qu’ils allaient disparaître de la mer, et qu’avant qu’il y en ait plus, y fallait arrêter. Alors, on a arrêté et on a été débarqués. Je savais plus quoi faire, je pensais à toi, tu me manquais, et voilà…
— D’accord ! Tu ne m’as pas oublié, tu es en chômage technique et je suis heureux de te retrouver après tout ce temps.
— Voilà. Il faut qu’on attende la permission de repêcher et on sait pas quand. Je dois téléphoner au bateau dans six mois et ils me diront. Alors, en attendant…
— Je vois.
— Et de ton côté ?
— De mon côté, c’est la fin des palourdes. L’étang s’envase et s’appauvrit. Plus grand-chose à gratter.
— Ah ! Et toi ?
— Pareil : raclé, vaseux, asphyxié.
— Et les amphores qu’on faisait ? Tu vois que je me rappelle…
— Oublie.
— Y’en a plus ?
— Si, elles sont toujours au fond de la rivière mais les temps ont changé, Aristide. Le coin est surveillé en permanence. Ça craint, et tout ce qu’on peut y gagner maintenant c’est de la prison ferme.
— Merde ! Qu’est-ce on peut faire, alors ?
— J’avais bien une idée, une seule, un projet qui me trotte, mais pas d’argent pour la réaliser. J’ai pensé à emprunter mais je n’ai aucune garantie. On ne prête qu’aux riches et si je demande aux banques, elles me mettront un coup de pied au cul.
— Hé, hé ! J’en ai, moi, de l’argent, et à la banque.
— Pas possible !
— Si. Sur un livret, ils l’ont mis. Tout ce temps, y’en a pas mal… Alors parle-moi, parle de ton idée.
— Soit. Ils ont voulu creuser un port de plaisance, et les technocrates, experts, ingénieurs et tutti quanti n’ont écouté personne et orienté l’entrée à l’envers du courant dominant et ils l’ont prolongé d’un canal pour le relier à l’étang de Thau mais le canal n’est pas assez large, ni assez profond, et, du coup, la passe du port s’ensable et le canal s’envase tous les hivers.
— Oui ? Alors ?
— Alors, j’avais pensé acheter une drague pour dégager les accès.
— Une drague ?
— Un bateau spécial, en acier, un grand sabot avec une pelle mécanique sur le pont pour retirer les sédiments du fond et une benne qui s’ouvre par en dessous pour les larguer ailleurs où ils ne gêneront pas la navigation.
— Ah !
— C’est un boulot très bien payé, le curage des ports, et c’est dans nos cordes. En plus, on pourrait travailler aussi en finesse et dans les recoins avec une suceuse.
— Ho ! Ho !
— Ne rêve pas. Ma suceuse c’est un compresseur qui aspire le sable par un tuyau que tu diriges à la main sur le fond.
— Je crois, je vois.
— C’est un vieux bateau, mais il est encore en état.
— Comme moi. Et combien il coûte ?
— Ils en veulent cinquante mais on doit pouvoir le marchander à trente-cinq mille.
— J’ai plus que ça.
— Incroyable ! Tu es une vraie fourmi, Aristide. »
Il a ri comme un gosse, la tête rejetée en arrière.
« Et pourquoi la fourmi ?
— Tu ne connais pas la fable de La cigale et la fourmi ?
— La fable ? Moi, je les vois et je les entends les cigales, l’été, quand il fait bien chaud, et les fourmis…
— Une fable, une poésie, écrite il y a bien longtemps par Jean de La Fontaine qui met en scène une cigale et une fourmi. Il leur donne la parole et là, pour le coup, je serais la cigale et toi la fourmi.
— Bon, cigale, raconte ta fable des petits animaux qui parlent. »
J’ai raconté, mimé.
« C’est rigolo… Et tu racontes toujours extra… Comment il s’appelle notre bateau, la dragueuse-suceuse qu’on va acheter bientôt ?
— La Marie-salope.
— Allez !
— Mais si ! C’est une Marie-salope !
— Tu te moques ?
— Pas du tout. C’est le nom qu’on donne à ce type de bateaux. »