CHAPITRE XXVII
Pandora

 
 
Le jour se levait sur le portail de l’enfer et la montagne de hardes qu’à Auswitch on appelait : le « canada ».

Il ne perdit pas de temps à démonter et à fouiller ces strates récentes, une vie n’y aurait pas suffi. Ce qu’il cherchait se trouvait au fond et le fin fond ne pouvait être que sous terre, au trente sixième dessous, ou pire…

Il entreprit de contourner l’obstacle et trouva d’abord le sombre puits. Dans ce gouffre il jeta l’une des quatre torches qu’il avait volées à Minos. La flamme brûla tout au long de son interminable chute jusqu’à devenir un point lumineux qui rétrécit, s’atténua et finit par s’éteindre.

Sa quête cavernicole risquait d’être ardue et longue, trop longue.

À proximité, un terrier, une galerie en pente raide, il s’y précipita.

Elle plongeait en spirale dans la cendre compactée puis dans le tuf clair ; de temps à autre, un boyau horizontal se greffait sur le toboggan désert, il négligea les premiers corridors en prenant soin de les compter.

Il s’engagea dans le dix-septième.

Après deux ou trois coudes, le conduit débouchait dans une salle dont les proportions paraissaient gigantesques, une nécropole capharnaüm déserte.

Des allées plantées de noirs cyprès fossilisés et jalonnées de sarcophages de grès se coupaient et se recoupaient à angles droits figurant un incroyable labyrinthe macabre.

Mô n’osait s’aventurer dans ce cloisonné sous peine d’en rester prisonnier, piégé par cette maléfique nasse minérale. Il se contenta d’inventorier les premiers tombeaux aux couvercles ouverts, souvent brisés ; ils ne contenaient paradoxalement aucun cadavre mais des quantités d’armes, de ceinturons, de casques, de boucliers, de bijoux, torques et boucles d’oreilles, et quelques artefacts de mystérieuse facture.

Il fut tenté par une épée, celle là même dont il avait rêvé enfant, un glaive court au pommeau décoré d’émeraudes.

Qu’en aurait-il fait ? Ce qu’il cherchait était de facture bien antérieure, et manifestement ce n’était pas à ce niveau qu’il le trouverait ; il fallait rebrousser chemin sans s’attarder et continuer la descente.

Jusqu’au vingtième.

Il fut arrêté par un graffiti à droite de la porte : un homme à tête d’âne, crucifié, au pied duquel priait un autre homme, debout. La gravure était signée et il crut y lire : Alexamenos prie.

Il entra.

Les catacombes des premiers chrétiens à Rome devaient ressembler à ce qu’il y trouva : une succession de réduits aux murs creusés de niches mortuaires vides, pas de corps mais quelques suaires de lin ou de toile grossière et des graffiti innombrables, des indications, attestaient une occupation humaine de ce dédale.

Les seuls objets qu’il découvrit de loin en loin, quelques lampes à huile vides, étaient posées dans les recoins les plus sombres. L’enchevêtrement des chambres devint tel qu’il rebroussa chemin pour ne pas y perdre son temps et sa vie.

Il reprit sa quête attentive vers le bas.

Depuis un moment déjà, du coin de l’œil, il lui avait semblé entrevoir des traces bizarres projetées sur les murs, qui le suivaient pas à pas : des silhouettes anthropoïdes, mi-hommes mi-animaux, tout un théâtre d’ombres magiques animé par des bêtes bipèdes.

Il s’arrêta.

Jusque là, quand il s’était risqué à les fixer, elles s’étaient effacées, mais là, devant la trentième porte, l’une d’entre elles se précisa et il reconnut Anubis, le chacal, profil immobile d’un noir d’encre qui pointait le seuil du doigt comme pour l’inviter à entrer.

Il s’engagea, et à son pas, dans la lueur vacillante de sa torche, découvrit la descenderie d’une tombe royale égyptienne, un corridor entièrement décoré, murs et plafonds, de fresques polychromes et de stucs splendides. Il comprit qu’il avançait dans une représentation murale somptueuse et menaçante du Livre des Morts. L’irréelle beauté et l’étrangeté des peintures, tantôt familières, tantôt morbides, le captivaient au point d’en oublier Anubis qui s’était matérialisé dans son dos et vint à le précéder.

Ensemble, ils traversèrent en diagonale une salle cloisonnée par des dizaines de piliers couverts d’hiéroglyphes soutenant un plafond cosmogonique bas, noir, et bizarrement étoilé. Ils s’arrêtèrent devant une niche dorée comme un écrin pour la statue grandeur nature d’Osiris debout.

Quand l’idole ouvrit les yeux, il recula.

Osiris en personne et en majesté le considérait gravement.

Mô se ressaisit, après tout, ce n’était pas un mythologique de plus qui allait l’impressionner longtemps et il se manifestait après Charon, Minos, Cerbère, le Minotaure, les centaures et tous les diables…

Anubis, dans son dos, l’avait pris par les épaules et le poussait légèrement en avant.

« Hé ! Ma dernière heure est arrivée ? Vous comptez me juger ici, ou me foutre la paix comme Minos ?

- Nous n’allons pas peser ton âme si c’est ce que tu crains.

- Elle doit être lourde, comme mon cœur.

- Moins que tu ne l’imagines.

- Sans blague ?

- Anubis tient compte des intentions au moment de la pesée.

- Je suis vivant.

- Et nous ne prendrons pas ta vie. Tu as rendez-vous avec une déesse.

- Je la cherche ici bas.

- C’est elle qui te trouvera et elle t’offrira la jarre que tu cherches.

- La boîte !

- Il n’y a jamais eu de boîte mais une jarre, fermée hermétiquement.

- Ah ! Et je dois vous croire ?

- Si tu l’ouvres…

- Personne ne pourra la refermer, il paraît… Vous m’avez fait entrer dans ce tombeau pour me mettre en garde ?

- Juste pour te rencontrer, mortel, tu n’es pas banal.

- Je vais finir par le croire.

- Crois-le. Celui Qui Est à La Tête des occidentaux va te raccompagner.

- Qui ?

- Anubis.

- Quel rapport avec les occidentaux ?

- Le pays des morts est à l’ouest, Anubis, le chef du pays des morts… Va.

- Et vous ?

- Du fond de cette tombe, je te suis des yeux. »

Plus bas, toujours plus bas dans la spirale descendante, les ombres sur les murs devinrent omniprésentes, des créatures primales aux profils redoutables et horrifiques, sans références dans l’univers iconographique connu, l’accompagnaient dans sa quête, aux formes de plus en plus nettes, de plus en plus étranges.

Il frissonna, stoppa…

Il devait avoir traversé sans s’en rendre compte, une frontière invisible séparant l’humanité de ceux qui nous avaient précédé, les abyssaux incompréhensibles, ceux que H.P. Lovecraft appelait Grands Anciens et pour une fois, il n’eut pas envie d’en savoir plus.

Il remonta, il ne pouvait qu’avoir dépassé la bonne porte.

Réflexion faite, elle aurait dû se trouver entre les catacombes de Rome et le tombeau d’Osiris.

La silhouette d’Anubis, de profil sur le mur, le regarda passer sans broncher.

Deux vires plus haut, elle l’attendait dans une embrasure, sa jarre dans les bras serrés, sur sa gorge palpitante. Aphrodite l’avait dotée d’une beauté surnaturelle et d’une perfidie inégalée, l’éblouissante vierge cachait la pire des enjôleuses sous ses voiles transparents.

Elle était belle à couper le souffle mais il ne ressentit rien, il savait déjà que les très belles femmes sont rarement émouvantes.

Glissant une cuisse nue au travers de sa jupe de tulle fendue jusqu’à l’aine, elle fit un pas pour se trouver sur le passage de Mö.

« Me cherchiez-vous ?

- Tout juste ; vous devez être Pandora ?

- Pour vous servir ; je vous attendais mais vos motivations me paraissent obscures.

- Je ne me sens pas clair.

- Je vous trouve pourtant vibrant et lumineux.

- Lumineux ? Ce n’est que la torche.

- Et vibrant.

- Je tremble.

- Vous auriez peur de moi ?

- Non ; c’est l’épuisement.

- Ah ! Vous n’êtes pas très lisible. Vous ne semblez aucunement attiré par mes charmes et vous guignez la jarre.

- D’accord, votre beauté est tellement irréelle qu’elle ne me touche pas. La plus belle femme qu’il me sera donné de voir…

- Et ?

- J’aurais besoin de votre jarre, je crois.

- Si je vous la donne, dans l’instant, qu’en ferez-vous ?

- Pas d’idée précise pour le moment, mais je sais qu’elle est pour moi.

- Et que comptez-vous faire de cette étrange lame souillée du sang des morts qui se cache au fond de votre poche ?

- Essayer de ne pas m’en servir, si possible. Pour la dernière fois, passez-moi la jarre, prenez le risque de me la confier.

- Mortel, c’est la personne qui l’ouvre qui prend le risque.

- Au point où j’en suis…

- Si c’est votre destin, tenez ! Et rappelez-vous mes paroles quand vous l’ouvrirez.

- Je ne sais pas si je l’ouvrirai.

- Vous l’ouvrirez ! »